Joakim Bergman
Prix Nobel pour l’assassin ?
1969
Traduit du suédois
“Nobelpris Till Mordaren?”
par Asa Roussel
Personne, excepté les habitants de la baie de Naples, n'avait sans doute entendu parler du petit village de Campomoro, situé sur l'île d'Ischia, avant que le lauréat du prix Nobel de littérature et son rival ne soient devenus les principaux acteurs d'une affaire criminelle. Je n'oublierai jamais ces journées dramatiques du mois d'octobre où nous en étions à nous demander qui était la victime et qui l'assassin. Mais, avant de raconter ces événements dont j'ai été le témoin, j'aimerais d'abord parler un peu de ce paisible village.
Campomoro est situé au bord de la mer dans la partie sud-ouest de l'île, à mi-chemin entre la ville de Forio et les plages qui entourent Sant’Angelo. Le village tout entier a l'air d'avoir été moulé dans du plâtre. Les maisons, blanches, bleu vif ou rouge pâle, ressemblent à des cloîtres avec leurs belles arcades qui bordent les cours intérieures. Les hauts murs donnent de l'ombre et de la fraîcheur et les toits, rigoureusement plats, peuvent recueillir cette denrée rare qui est l'eau de pluie qu'une gouttière conduit ensuite vers un puits, creusé à même le sol. Depuis l'époque des invasions arabes - le nom du village est un souvenir de ces temps lointains - les habitants ont supporté bien des sièges et ils n'ouvrent pas leurs portes à n'importe qui. Cela dit, les villageois - ils sont à peine quelques milliers - vivent entre eux en bonne intelligence.
La route suit la baie, longue d'un kilomètre, du Cap Negro jusqu'au port où une rangée de maisons forment une sorte de mur d'enceinte derrière la digue. Ces maisons-là sont probablement parmi les plus anciennes de Campomoro. Elles sont basses et construites sur une voûte, au-dessous de laquelle il y a place et pour les filets de pêche et pour les bateaux.
On quitte le port par le Corso Garibaldi qui mène tout droit vers la place du marché de l'autre côté de laquelle il monte en pente raide pour se transformer ensuite en une route poudrée de sable blanc qui conduit vers les villages, situés à l'intérieur des terres. L'autre rue qui traverse la place du marché est la via San Felice où se trouvent la plupart des boutiques et qui aboutit à un promontoire avec une petite chapelle blanche. Les deux rues principales qui traversent la place du marché, l'une en long, l'autre en large, sont reliées entre elles par une multitude de ruelles sinueuses qui offrent toujours un spectacle plein d'imprévus. Ici c'est une maison curieusement bâtie au milieu de la chaussée, là un puits avec un toit en forme de coupole et ailleurs une niche grillagée où se trouve une petite statue de la Madone.
Dans ces ruelles, la vie suit le même cours qu'il y a cent ans. Les vieilles femmes, vêtues de noir, attendent toujours sur le pas de leurs portes. Les jeunes filles, pieds nus, vont et viennent, portant sur la tête une cruche d'eau ou bien un panier rempli de linge. Leur démarche et leurs mouvements ont une grâce incomparable. Par la porte entrebâillée de la forge, l'on aperçoit quelques jeunes garçons à moitié nus s'affairant autour d'un mulet. Une odeur de corne brûlée flotte dans l'air. Sur le rebord de la fenêtre, il y a une cage d'oiseau. Le canari qui y est enfermé chante gaiement.
Tout au bout du village, là où les vignes commencent à grimper le long des pentes du Monte Epomeo, se trouve un vieux donjon, entouré d'un jardin. J'y habite depuis plus de quinze ans, c'est-à-dire depuis le moment où, victime d'une étroitesse d'esprit qui n'est que trop courante de nos jours, j'ai été mis à la retraite. Certaines de mes élèves se souviennent quand même encore de leur vieux professeur et cela me console.
Un sentier, bordé de colonnes de pierre blanchie à la chaux, mène de la grille du jardin à l'entrée du donjon. Les raisins de la treille mûrissent en septembre, le jardin embaume lorsque les orangers et le jasmin sont en fleurs et je cueille des citrons toute l'année durant. Pour faire la cuisine, j'utilise ma propre huile d'olive d'un goût fruité et doux. J'ai aussi des figues que je fais sécher au soleil et que j'enveloppe ensuite dans des feuilles de laurier. Le bois dont je me sers pour faire du feu dans la cheminée provient des cyprès, des oliviers, des chênes verts et des pins parasols qui ont chacun leur parfum propre. Ici, j'ai tout ce dont j'ai besoin. Que pourrais-je souhaiter de plus ?
Le donjon comprend deux grandes pièces circulaires, reliées entre elles par un escalier. Gravir et descendre ses nombreuses marches est un excellent exercice pour le cœur. Dans ma chambre à coucher, je garde un certain nombre de livres que l'on aime généralement relire après avoir dépassé soixante-cinq ans. J'ai un penchant pour les auteurs libertins du XVII siècle, aussi bien italiens que français, et certaines personnes m'ont fait remarquer que ces ouvrages-là semblaient occuper une place de choix dans ma bibliothèque. Ma seule compagnie dans cette solitude est mon canari que j'ai baptisé Caruso.
Pendant les mois d'été, Campomoro, tout comme les grandes localités situées à l'est de l'île, est envahi par les touristes qui passent leurs journées à faire du bateau et du ski nautique et leurs nuits à danser. Fort heureusement, la période des vacances est assez courte, et, pendant le reste de l'année, nous pouvons jouir d'une existence remplie de rêves et de paresse. Les carabiniers dans leurs uniformes verts reprennent leur ronde en bâillant. On les voit, deux par deux, aller du port à la place du marché et de la place du marché à la petite chapelle au bout du promontoire.
Les artistes aiment bien se retrouver entre eux, c'est un fait connu. Lorsqu'ils sont jeunes, c'est le plaisir de la discussion qui les rapproche et tous les intérêts qu'ils ont en commun. En vieillissant, ils continuent à préférer la compagnie de leurs semblables parce que ceux-là sont les seuls à ne pas leur parler de leur célébrité ou de leurs succès.
En l'espace de quelques années, Campomoro s'est transformé en colonie d'artistes. Des peintres, des compositeurs et des écrivains viennent de tous les coins du monde pour se retrouver ici, comme leurs aînés le faisaient à Capri au début du siècle. Pour ma part, je suis enchanté de constater que l'île d'Ischia attire tant de personnages originaux, intéressants et parfois assez décadents. La célébrité de l'île ne date d'ailleurs pas d'aujourd'hui. Du temps des romains, on venait y faire des cures, car Ischia possède des sources chaudes qui, déjà à cette époque, étaient très réputées. Bien des siècles plus tard, l'on a découvert que cette eau était radioactive.
L'île d'Ischia n'est en fait qu'un volcan éteint. Nous y avions pourtant vécu en paix jusqu'à ce mois d'octobre.