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Jacques Bénigne Bossuet

L’Histoire de France
par J. B. Bossuet (1627-1704)
in Oeuvres complètes, Paris 1864

Livre XIII – Charles VIII (en 1483)

[…]
Ferdinand, après avoir un peu apaisé les mouvemens de Naples, retournoit à Capoue. Il n'en étoit qu'à deux milles, lorsque les habitans lui mandèrent qu'il n'avoit que faire d'approcher, et que la ville étoit aux François. Désespéré de cette nouvelle, il revint à Naples, où, résolu à la retraite, il fit auparavant assembler les citoyens pour les haranguer
avant son départ. Il leur témoigna qu'à son avènement à la couronne il avoit eu un désir extrême de leur faire oublier par ses bons traitemens les maux qu'ils avoient soufferts de ses ancêtres; que pendant qu'il étoit dans cette espérance, il s'en trouvoit empêché par les
François, auxquels il étoit contraint de céder; qu'il les exhortoit aussi de se soumettre à eux en attendant qu'il vint les tirer de l'oppression, ce qu'il espéroit faire bientôt, pourvu qu'ils demeurassent fidèles à leur prince naturel, qui les aimoit si tendrement. Les peuples parurent touchés de ce discours; mais Ferdinand ne fut pas plutôt retiré, qu'on vint lui dire qu'ils pilloient ses écuries. Il sortit indigné de l'audace et de l'inconstance de ce peuple, qu'il chassa des environs du château.
Quand il y fut rentré, il s'aperçut que cinq cents Suisses, qu'il y avoit mis pour le garder, vouloient l'arrêter et il ne trouva aucun autre moyen de se délivrer de leurs mains, que de leur ouvrir ses trésors.
Pendant qu'ils les partageoient, il mit en liberté les prisonniers que son père avoit renfermés dans le château, et se sauva à Ischia, petite île près de Capri, à l'entrée du golfe de Naples. Le gouverneur le reçut lui seul mais bientôt, par son courage et son industrie, il se rendit maître de la forteresse.
Charles arriva à Naples un peu après que Ferdinand en fut parti. Il marchoit avec tant de diligence, depuis l'affaire de Saint-Germain, qu'il arrivoit ordinairement le soir à l'endroit que ses ennemis avoient quitté le matin. Averse, qui étoit en son chemin, se rendit à l'exemple de Capoue; et ce fut là que les députés de Naples vinrent assurer le roi de leur obéissance. Il leur accorda de grands privilèges, et arriva enfin à Naples, où il n'est pas croyable combien toute la ville témoigna de joie. Le peuple, si maltraité par les princes d'Aragon, se crut délivré d'une tyrannie insupportable quand il les vit chassés. Tous les
partis sembloient réuni?, et les Aragonois montroient encore plus de zèle que les autres. Charles alla descendre à l'église cathédrale, et de là loger au château appelé Capuano.
Le château Neuf et le château de l'Oeuf, où il y avoit garnison, étoient encore entre les mains des ennemis, et le marquis de Pescaire tenoit le château Neuf pour Ferdinand. La flotte que Charles avoit équipée à si grands frais, jetée par la tempête aux environs de l'ile de Corse, parut aux côtes de Naples un peu après que le roi y fut entré.
Les deux châteaux furent bientôt réduits, moitié par intelligence et moitié par crainte. On trouva dans le château Neuf une quantité prodigieuse de vivres, que le roi donnoit au premier qui les demandoit, et ces grandes provisions se dissipèrent.
Les villes du royaume se rendoient à l'envi les unes des autres à ceux que Charles envoyoit pour les prendre. Les seigneurs du pays, à la réserve du marquis de Pescaire, et de deux ou trois autres, vinrent avec empressement lui rendre hommage. L'Europe regardoit avec étonnement une conquête si rapide; il sembloit que l'Italie se fût trouvée tout à coup sans action, par une espèce d'enchantement. Le Pape disoit que ce n'étoit pas une guerre que le roi avoit faite, mais un voyage paisible, où il n'avoit pas eu besoin d'envoyer des capitaines pour prendre les places, mais seulement ses fourriers pour lui marquer son logis. Si on eût envoyé d'abord un petit corps à Ischia avec quelque artillerie, en l'état où étoient les affaires, le château se seroit rendu mais aussitôt qu'on fut maître de Naples, on ne songea qu'à la bonne chère, à des joutes et à des plaisirs. Nos gens méprisoient les Italiens, qu'ils avoient vaincus si aisément, et à peine les croyoient-ils des hommes.
Etienne de Vesc, que Charles créa duc de Noie, et connétable de Naples, faisoit à la vérité tout ce qu'il pouvoit pour la conservation de ce royaume; mais il se chargeoit de plus d'affaires qu'il n'étoit capable d'en porter; ainsi le désordre étoit extrême. Charles manqua Brindes qui vouloit se rendre, mais il n'y envoya pas ses troupes assez tôt; la même chose lui arriva à Reggio, place importante sur le détroit de Sicile, pour avoir voulu donner à un des siens cette ville qui ne vouloit être qu'à lui. Le château de Gallipoli dans l'Abruzze fut pareillement négligé avec quelques autres places. A la fin le roi envoya l'armée navale à Ischia, qu'elle trouva en trop bon état pour être attaquée. Ferdinand se retira cependant en Sicile. Il ne se parla guère des Turcs, qui trembloient à Constantinople, au bruit des conquêtes du roi. On en eût eu bon marché sous un prince aussi peu vaillant que Bajazet;
mais quelques intelligences qu'on avoit en Grèce, du côté de Thessalie, furent découvertes, et, à ce qu'on croit, par les Vénitiens. Zizim mourut, et avec lui le principal fondement de l'espérance des François fut renversé.
[…]