Philippe Champault
Phéniciens et Grecs d’après l’Odyssée. Etude géographique, historique et sociale par une nouvelle méthode, Paris 190
[...] Comme nous l'avons indiqué précédemment, Ulysse descend des mers du Latium, il passe donc au large du cap Zale, puis de la côte nord de notre Ile; il laisse successivement sur la droite le mont Vico et la baie de Lacco Ameno; si les destins le poussent vers l'embouchure de la Lava, c'est entre Lacco et cette embouchure qu'il devra se rapprocher de la terre et essayer de prendre pied, pour aborder en fin de compte un peu plus loin. Sa première tentative sur la côte inabordable se place donc d'elle-même au bas de la falaise longue de douze cents mètres qui, entre Lacco et Casamicciola, soutient au dessus des flots les pentes de Lédomada. Sauf en un point de sa partie occidentale, cette falaise présente partout une muraille à pic haute d'une vingtaine de mètres, et garnie à son pied de blocs éboulés sur lesquels le flot vient se briser en écumant. Elle est, à la lettre, inabordable, et répond à merveille à la description et à la scène homériques. A son extrémité orientale, vers le ruisseau, elle fait brusquement place à la marine de Casamicciola, qui est elle-même continuée en arrière par une vallée triangulaire sans profondeur, en grande partie couverte de matériaux roulés par la Lava. On est déjà en ce point dans le delta terrestre de notre petit fleuve. Cependant, à l'époque actuelle, son embouchure ne se rencontre qu'à quatre cents mètres de la falaise, et il faut reconnaître que le texte ne laisse pas soupçonner l'existence de la plage sableuse qui borde la mer sur une partie de cette longueur et constitue la marine de Casamicciola. À cette difficulté, deux solutions se présentent, l'une littéraire, l'autre scientifique.
Au premier point de vue, remarquons que même sur le point de sauver Ulysse, le poète veut tenir son lecteur en suspens: cette intention apparaît manifestement dans tout le passage. Il va donc créer, à la dernière minute, une péripétie qui puisse être fatale à son héros par un procédé poétique bien des fois employé depuis, il rapproche du fleuve la côte abrupte. Ulysse pourra ainsi courir le risque de périr broyé, tout près du potamos libérateur auquel seul, pour des raisons que l'on saisira plus loin, il faut qu'il doive son salut.
On doit remarquer ensuite que nous sommes précisément sur cette côte nord où Chevalley de Rivaz trouve l'action démolissante des vagues particulièrement brutale, où M. Issel vient de découvrir des ruines submergées, où ce dernier déclare que l'affaissement du sol, dans le sens vertical, est de cinq à six mètres pour le moins. C'est aussi tout près de là que le promontoire della Scrofa a vu disparaître, en avant de lui, un groupe de douze écueils que la carte de Jasolino indique bien clairement en 1586; c’étaient «la truie et ses Marcassins», auxquels la pointe doit son nom. Détail fort intéressant pour nous, car il prouve que, dans cette région, les roches elles-mêmes sont à peine dures, et que la vague peut détruire celles que l'abaissement du sol n'engloutit pas. Au surplus, si prenant cette côte dans son état actuel, nous la relevions de cinq à six mètres, elle gagnerait immédiatement sur la mer une bande large de cent cinquante mètres en moyenne.
Il faut donc admettre qu'en ce point la rive foulée par Ulysse n'existe plus; et nous sommes autorisés à croire que le héros a pu très réellement se cramponner près de la Lava à des roches alors redoutables, et disparues depuis, ou bien que à travers la bande aujourd'hui détruite, le ruisseau obliquait à gauche et venait déboucher au fond du petit port de Casamicciola «en un endroit excellent, débarrassé de rochers et abrité contre le vent».
Le fils de Laërte est enfin sorti du fleuve, et son premier souci est de se reposer; il cherche un endroit où les arbustes épais le préserveront du frais de la nuit, monte sur une éminence toute voisine, et se couche sous deux oliviers entrelacés, après avoir amassé un épais lit de feuilles mortes. Puis, il s'endort d'un sommeil profond et ne se réveillera qu'au bout de vingt-quatre heures. Voici précisément, à droite et à gauche de la Lava, deux éperons vigoureusement projetés en avant par le plateau supérieur; ils laissent entre eux un triangle traverse par la rivière, et qui, sur le troisième côté, s'ouvre à la mer. L'éperon de droite domine les bâtiments du «Pio Monte della Misericordia»; et porte la villa Balsamo; celui de gauche, plus abrupt, le Paradisiello, prolonge jusqu'au ruisseau les hauteurs de la Piccola Sentinella. Nous laisserons Ulysse goûter, probablement sur la seconde colline, la plus rapprochée, les douceurs d'un repos qu'il a si bien gagné.
Le lendemain matin à l'aurore, la fille du roi, Nausicaa, part pour les lavoirs avec ses servantes. Elle est montée sur un char attelé de mules agiles; car, le texte en fait l'observation, les lavoirs sont éloignés. En suivant la route actuelle, la distance approche de six kilomètres; mais à l'époque de Nausicaa, elle devait être moindre: les laves de l'Arso, et les contreforts du Montagnone, du Rotaro et du Tabor, qui se sont formés depuis, n'étaient pas là pour imposer au chemin phéacien d'assez nombreux détours. C'est une heure employée le matin pour l'aller ; il en faudra autant le soir pour le retour ; cela cadre bien avec le texte et avec les vraisemblances; la journée restera longue pour le travail et pour le repos.
Après avoir dépassé le bois et la fontaine d'Athène tout voisins de la ville, Nausicaa et ses compagnes «traversent les champs et les travaux des hommes»; aujourd'hui encore, malgré les cratères et les laves qui l'ont envahie, la région parcourue multiplie ses invites à la culture. Elles ont décrit un arc de cercle avant d'arriver au fleuve limpide, et quand elles atteignent ses rives, elles sont, comme le veut le texte, dans un endroit d'où la ville est invisible, cachée qu'elle est par les contreforts de l'Epomeo.
Les voici maintenant en face «des lavoirs intarissables, où coule une eau claire et abondante. Elles délient les mules...; saisissant ensuite dans le char les beaux vêtements, elles les plongent dans l'eau des bassins et les foulent en disputant de promptitude. Quand elles les ont lavés et purifiés de toute souillure, elles les étendent en ordre sur les cailloux du rivage. Et s'étant elles-mêmes lavées et parfumées d'huile luisante, elles prennent leur repas sur le bord du fleuve. Et les vêtements sèchent à la splendeur du soleil.
«Après que Nausicaa et ses servantes eurent mangé, elles jouèrent à la balle, ayant enlevé le voile de leur tête. Et Nausicaa aux bras blancs commença une mélopée. Ainsi Artémis marche sur les montagnes, joyeuse de ses flèches, et sur le Taygète ou l'Érymanthe se réjouit des sangliers et des cerfs rapides. Et les nymphes agrestes, filles de Zeus tempétueux, jouent avec elle, et Latone se réjouit dans son coeur. Artémis les dépasse toutes de la tète et la front et on la reconnaît facilement, bien qu'elles soient toutes belles. Ainsi la jeune vierge brillait au milieu de ses femmes.
Mais quand il fallut plier les beaux vêtements, atteler les mules et retourner vers la demeure, alors Athène, la déesse aux yeux clairs, eut d'autres pensées, et elle voulut qu'Ulysse se réveillât et vit la vierge aux beaux yeux, et qu'elle le conduisît à la ville des Phéaciens. Alors la jeune reine jeta une balle à l'une de ses femmes, et la balle s'égara et tomba dans le fleuve escarpé. Et toutes poussèrent de hautes clameurs, et le divin Ulysse s'éveilla... ».
D'après la configuration des lieux, c'est à une très faible distance d'Ulysse que Nausicaa et ses compagnes poussent leur grand cri. Elles ne jouent pas sur la plage, remplie de galets, le poète vient de le dire, et qui d'ailleurs cède sous le pied, comme toutes les plages méditerranéennes, auxquelles les marées sont inconnues. Elles sont dans le vallon triangulaire sur le bord de la Lava «où elles ont pris leur repas», et déjà assez loin de la mer pour que le ruisseau soit encaissé par ses rives plus élevées, par conséquent à peu près au pied de la colline où dort le héros. Ulysse n'a que quelques pas à faire pour paraître devant la vierge aux bras blancs.
Nous avons épuisé les indications données par Homère sur la ville d'Alcinoos et le fleuve de la Rencontre; les voici retrouvées d'une façon satisfaisante dans le Nerone, la Lava de Casamicciola et leurs alentours, et je pourrais sans doute m'en tenir à cette reconstitution. Mais j'en ai promis une autre aux lecteurs qui ne voudraient pas admettre l'affaissement, pourtant certain, de notre Ile ; il faut s'exécuter.
Cette fois, nous nous transportons au sud d'Ischia.
Un promontoire élevé qui se projette fièrement dans la mer, la Punta Sant'Angelo, sera ici notre ville; il est d'une superficie et d'une altitude analogues à celles de la roche du Château; mais ses pentes sont moins raides. Il constitue, lui aussi, une forteresse naturelle de premier ordre, et, de plus, un Nerone fort présentable: en effet ses escarpements montrent partout des trachytes noirs.
Il est à deux cent cinquante mètres environ de l'île a laquelle le rattache un isthme très bas sur l'eau. Cet isthme, qui n'a pas cinquante mètres de large dans sa partie la plus étroite, présente, à droite et à gauche, deux plages abritées au sud par la masse du Sant'Angelo. Celle de l'ouest est à peu près en ligne droite; l'autre décrit un demi-cercle: deux ports homériques très acceptables, qui peuvent d'ailleurs se prolonger sur la terre ferme.
Une fois l'isthme franchi en tournant le dos au promontoire, nous voici dans le village qui pourrait occuper l'emplacement de l'agora et de l'autel à Poséidon. En nous dirigeant vers la rivière voisine, nous rencontrons, à 400 mètres de l'isthme, une source chaude, dont les éruptions posthomériques ont peut-être élevé la température, et qui, telle qu'elle est, convient à merveille à Minerve medicatrix. A douze cents mètres plus loin, la rivière de Scarrupata se jette dans la mer; c'est le plus important des ruisseaux de l'île. Sa rive droite se relève assez fortement à partir de la mer.
La roche de l'Échouement devrait se placer à l'est, soit à la Punta Maronti, soit au Capo Cavallaro, quoique la distance en soit un peu forte (800 et 1.200 mètres), et que les falaises y soient trop élevées pour cadrer avec le texte. Enfin Ulysse a pu être jeté sur le Capo Cavallaro par le vent d'est qui est encore du domaine de Borée, ou lui appartient en commun avec l'Euros son voisin du sud-est.
Pour aller du cap à la rivière, il lui faudrait obliquer légèrement au nord; mais à cela, il n'y a pas d'empêchement ; car, d'après le texte, il nage à partir du point où il a touché terre, et d'ailleurs le vent est tombé.
Avant de considérer nos recherches topographiques comme terminées, il nous reste à découvrir à Ischia la côte du Bouclier.
Lorsque Ulysse, descendant du nord-ouest, voit, au matin du dix-huitième jour de navigation, les montagnes de Schérie se dresser devant lui, l'île, «dans sa partie la plus rapprochée » dessine à ses yeux comme un bouclier au-dessus de la mer nébuleuse».
M. Bérard a, comme nous, rencontré cette comparaison; mais il la déclare peu compréhensible, et passe outre.
Interrogeons cependant M. Helbig qui a fait une étude approfondie des documents archéologiques contemporains de l’Iliade et de l'Odyssée; il nous apprendra que le bouclier le plus usité au temps des poèmes présente une forme ovale, qu'il est fortement bombé en dehors, et que, vers son centre, il porte une ou plusieurs saillies appelées omphaloi.
Si, après avoir posé à, plat un bouclier construit d'après ces indications, l'on s'arrange de manière à le voir de profil, on n'a plus sous les yeux qu'une moitié de la surface bombée, qui se termine, à sa partie supérieure, par une silhouette en forme d'accolade dessinée horizontalement.
Transportons-nous maintenant dans les mers d'Ischia, en face du cap Zale, qui, au nord-ouest de l'île, avance sa large façade au-devant des navigateurs arrivant des rives du Latium par où j'ai amené Ulysse en vue d'Ischia; c'est précisément notre silhouette en accolade que dessine la masse arrondie et très surbaissée de la montagne principale qui couronne la ligne des falaises; deux courbes, à peu près symétriques, partent de la droite et de la gauche, à plusieurs centaines de mètres l'une de l'autre, et s'élèvent lentement vers un point culminant et à peu près central. Elles vont se réunir à une altitude approximative de cent mètres, quand elles se relèvent brusquement en un cône terminal d'une dizaine de mètres; ce cône est la Guardiola di Zale qui, aujourd'hui encore, constitue un amer, grâce à son sommet en pointe très reconnaissable.
Vu du large et bien en face à quatre kilomètres au moins, le promontoire présente nettement l'aspect supposé par la dénomination antique. La Guardolia et ses environs immédiats se dessinent sous forme de trois asses arrondies, de trois omphaloi centraux, bossuant fortement en son sommet la façade du promontoire; à droite et à gauche, cette façade s'abaisse lentement par deux courbes symétriques. Aux deux extrémités, la punta Caruso vers l'occident, la Punta Cornacchia vers l'orient, mettent un ressaut au bas de la courbe et paraissent ourler le bouclier d'une moulure circulaire vue de profil. Cet aspect bien caractérisé, que j'ai constaté de mes yeux, au point précis qu'indique le poème superposé à la topographie ischienne, n'authentique-t-il pas vraiment notre identification de Schérie et d'Ischia? [...]