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Charles Desprez

Les eaux d’Ischia, Meaux, 1853

ISCHIA - Il est bon de rappeler au lecteur peut-être oublieux, que je n'ai pas fait le voyage d'Italie uniquement pour me promener. Cette idée pourrait me nuire auprès de certains économistes, et j'avouerai pour ma part que je prise médiocrement un homme, quelle que soit sa fortune, dont l'unique ambition est de vivre pour lui seul. Nous devons tous à la société qui nous nourrit, nous instruit, nous protège et nous aime, une part de nos travaux, de nos talents, de notre intelligence et de notre amour. Mes jambes n'allaient plus, ma santé déclinait, mon cœur souffrait, mon corps dépérissait. Les médecins me conseillèrent les bains d'Ischia. Le remède était sucré j'en conviens, aussi m'en emparai-je avec enthou­siasme. Dès ce jour, toutes mes pensées, toutes mes études, tous mes vœux se concentrèrent sur cette Ile merveilleuse de l'archipel napolitain. Je la voyais luire an loin dans mes rêves comme une verte oasis où murmuraient doucement des sources bienfai­santes ombragées par les pins, les aloès et les pal­miers de la plus belle venue. Si j'interrogeais le manuel des voyageurs, il me répondait : - «Le feu souterrain dont cette île volcanique est animée communique à la végétation une activité extraordinaire, et donne de grandes vertus à ses eaux thermales. L'air, l'herbe, les fruits, le lait, tout y est d'une qualité rare. Les poissons de ses côtes ont aussi une supériorité incontestable sur ceux de la mer d'alentour». Lamartine, à son tour, chantait à mon oreille ses poétiques méditations:

« Celui qui, suspendant la heures fugitives,
Fixant avec amour son âme en ce beau lien,
Oubliait que le temps coule encor sur ces rives,
Serait-il un mortel, ou serait-il un dieu?

« Sous ce ciel où la vie, où le bonheur abonde,
Sur ces rives que l'œil se plait à parcourir,
Nous avons respiré cet air d'un autre monde,
Elvire!.... et cependant on dit qu'il faut mourir ».

Tout concourait à m'enivrer, aussi n'avais-je plus qu'Ischia dans la tête. Quand Samuel attirait mon attention sur la disposition pittoresque de Naples au flanc du Mont Saint-Elme. - Vous verrez Ischia, lui répondais-je. Quand il me montrait les cactus de Portici ou les constructions africaines de Torre di Greco: - Attendez Ischia! Quand il voulait enfin me persuader que rien sous le ciel ne valait le panorama   du   golfe contemplé de notre terrasse, - Ischia! Ischia!  fesais-je en secouant la tête. Pour moi, Naples, Rome et toute l'Italie n'étaient qu'an accessoire aux rochers d'Ischia.
Vint enfin le moment de réaliser tant d'espérances. Un matin que nous songions à partir, Raphaël entra pour nous proposer une promenade à Pausilippe. Samuel appuya le projet. Ce fat une partie délicieuse. Nous primes une voiture qui nous conduisit d'abord au tombeau de Virgile, en suivant la rivière de Chiaja. Les antiquaires et les poètes doivent décidément abandonner ce pèlerinage, et, malgré le laurier planté dit-on par Pétrarque et replanté par Casimir Delavigne, il est avéré main­tenant que ce caveau surbaissé, aux parois duquel plusieurs générations ont gravé leurs noms inconnus, n'a jamais contenu les restes du chantre d'Enée. Quant aux peintres, ils y trouveront des sites enchan­teurs; quant aux maraîchers, ils y verront des légumes superbes et des potirons monstrueux; car le prétendu tombeau de Virgile est la propriété d'un jardinier fleuriste qui vous en fait les honneurs moyennant une légère rétribution.
Nous visitâmes ensuite, à mi-chemin de Pausilippe, la curieuse villa du duc de Rocca Romana. Une servante du plus beau type ouvrit la grille du jardin et nous fit voir en détail les fleurs, les ménageries, les collections empaillées, les poissons à nageoires bleues, les sinuosités pittoresques de ce palais féerique. Féerique en effet, et bien attrayant pour que le maître n'ait pu le quitter une seule fois depuis trente ans, voire même pour aller à Naples!
Vue de cet endroit, au soleil couchant, Naples surpassa tout ce que nous avions encore imaginé de sa beauté. Le ciel moiré de mille teintes se reflétait dans la mer immobile en nuances les plus délicates. Des voiles nombreuses en sillonnaient l'azur trans­parent. Les unes, noyées dans l'ombre d'un nuage, se dessinaient en silhouettes légères sur le ciel, tandis que les autres, baignées de pleine lumière, étincelaient des tons ocrés du soleil couchant. Le Vésuve, entouré d'un cercle de vapeurs, et surmonté d'un panache grandiose, dominait la scène et la com­plétait.
La route poudreuse était sillonnée de cavaliers et de voitures, mais à mesure que nous nous éloignions de la ville, nous trouvions plus de solitude, et le carac­tère original du pays n'en ressortait que mieux. A gauche le terrain planté d'arbres verts et de vignes entrelacées, s'abaissait doucement jusqu'à la mer, tandis qu'à droite une falaise de laves semblait mon­ter jusqu'au ciel. Tapissée d'ianarelles aux larges fleurs d'un rosé lilas, elle était couronnée d'aloès et de pins d'Italie. Au pied de cette muraille pittoresque, s'entassait, se nichait dans les anfractuosités, dans les fissures, une quantité d’Osteria avec leurs treilles de vigne grimpante sous lesquelles les italiens se livraient à la joie, à la danse, et à la consommation du macaroni.
Peu a peu, la route devint plus aride et s'engouf­fra dans les flancs d'une montagne taillée à pic. Mais soudain, au détour d'un angle, le plus magnifique tableau s'offrit à nos regards éblouis. C'était le soleil rouge comme une fournaise, qui se couchait derrière le cap Misène et les collines de Pouzzole. La mer brillait comme de l'or fondu. Le lazaret joint par un pont à l’île de Nisida ; Procida, Ischia, dessinaient à différentes distances leurs silhouettes diversement nuancées. - A demain le paradis! m'écriai-je en tendant les bras vers mon île adorée.
Nous bornâmes cette fois l'excursion à Bagnole et revînmes à Naples par la grotte. Le paysage chan­gea tout-à-coup d'aspect, et nous offrit une petite vallée dont le niveau s'élevait à peine au-dessus de la mer, et que la montagne de Pausilippe semblait enchâsser comme une émeraude. Les vapeurs lai­teuses du soir dissimulaient très à propos la crudité discordante des verdures printannières. Le blé, la vigne, et les arbres qui en soutenaient les guirlandes gracieuses, donnaient partout l'idée de la plus étonnante fertilité. Une longue avenue nous conduisit en ligne droite au faubourg où nous retrouvâmes les joies, les danses et les consommations de Pau­silippe dans un pays pittoresquement étranglé par deux collines. Enfin, nous entrâmes sous la grotte, ce long tunnel des romains dont l'origine et les motifs n'ont jamais pu être clairement expliqués. Rien se peut donner une idée du bruit effrayant qui se fait continuellement dans ce corridor obscur à peine éclairé de quelques lanternes. Les piétons et leurs chiens, les cochers et leurs chevaux, les âniers et leurs ânes, les muletiers et leurs mulets, tout ce monde là crie, hurle, beugle, hennit, brait et glapit comme à plaisir ou par défi. La sonorité de la voûte augmente encore le tumulte par un écho sans inter­mittence.
Le lendemain de cette excursion, Raphaël vint encore entraver notre départ pour Ischia. - II faut rester, dit-il. - Pourquoi ? – Parce que c'est aujourd'hui la fête du roi. - Ce sera donc bien beau? – Très laid; mais c'est égal. Si vous partiez, on pour­rait y voir de la froideur, de l'opposition systéma­tique; on vous prendrait pour des républicains. - Je n'en vois pas l'inconvénient. Ne sommes-nous pas Français? - D'accord; mais ce n'est pas ici une recommandation. Vous l'avez éprouvé l'antre soir devant le palais du général Statella. -
Cet argument ad ironiam nous parut sans réplique, et nous dûmes encore ajourner Ischia.

(...) J'avais donc fixé depuis longtemps, d'une manière irrévocable, la date et la durée de mon séjour aux eaux d'Ischia. Ce moment venu, bien que ma santé fût excellente et se souciât très peu de bains minéraux, bien que la mer fût grosse à effrayer les poissons, je m'embarquai avec Samuel et tous nos bagages sur le petit steamer qui fait journellement le service du golfe. Nous commençâmes par souffrir horriblement du mal de mer. Une pluie torrentielle nous inonda de la tête aux pieds. Enfin, après trois heures de torture, nous arrivâmes devant Casamiciola. Ce n'est qu'un petit bourg de l'île, mais l'importance de ses eaux ferrugineuses et de ses établissements thérapeutiques lui donne le pas sur la ville même d'Ischia.
Frédéric, prévenu de notre arrivée, nous attendait dans le port. Aussitôt qu'il nous eût reconnus à mon grand chapeau de feutre, il battit des mains, cargua les voiles de son joli bateau, nagea rapi­dement vers nous, et ne permit pas aux bateliers profanes de transporter nos seigneuries au rivage. Il se chargea lui-même de ce soin, et nous conduisit chez son père qui possède et exploite à Casamiciola l'établissement de la Petite Sentinelle.
On avait, de nos fenêtres, un coup d'oeil magnifique. Toute la côte d'Italie, les Apennins, le cap Misène, le Vésuve, Procida, formaient autant de plans distincts, ceux-ci dorés des rayons pourpres du cou­chant, ceux-là voilés d'une vapeur d'azur. La mer s'étendait au pied de ces nombreux amphithéâtres, et formait dans la perspective du tableau, comme un trian­gle d'un bleu sombre, dont le sommet s'appuyait sur les fours à chaux de Casamiciola. Partout autour de nous, à droite et à gauche de la vallée, surgissaient de leur lit de verdure, de blanches fabriques et d'élégantes villas.
Un dîner que n'aurait pas désavoué Véry nous fut servi sur la terrasse de l'hôtel. Cette terrasse formait elle-même un des aspects les plus caractéristiques de l'île. Elle était ornée de grosses colonnes peintes en rose, de rideaux bleus, de plantes grimpantes, et de toutes ces bizarreries de la vieille architecture napo­litaine, que l'art nouveau dédaigne à présent, hélas! comme un sauvage tâtonnement de la barbarie. En effet, dans la plupart des maisons d'Ischia, de Sorrente ci de Salerne, on reconnaît l'absence de tout plan primitif. Les quatre murs ont été construits d'abord, au hasard; les fenêtres percées à intervalles inégaux, les unes après les autres, à mesure que le besoin s'en est fait sentir. De nouveaux cubes ont été juxtaposés. Pour réunir aux premières ces constructions plus récentes, il a fallu agglomérer des escaliers, des plateformes, des ponts, des souterrains. Et ce sys­tème, poursuivi à travers trois ou quatre cents ans, sur les mêmes bâtiments, en a fait un dédale inouï, un labyrinthe, un trésor de pittoresque.
Aussitôt dîner, Frédéric nous conduisit à la recon­naissance des principaux sites. Le soleil venait de se coucher, et ses derniers reflets produisaient à l'horizon un embrasement de la couleur du sang. L'Amérique n'a pas, j'en jurerais de plus beaux crépuscules.
- Quel bonheur d'être ici, s'écria Samuel; il me semble que j'y vivrais heureux toute ma vie.
- Pour moi, j'étais ébloui. J'avais entrevu de magnifiques sujets d'étude, et je me sentais disposé à effacer par un travail assidu mon échec de la Cava. Le désastre de mes pinceaux avait été réparé à Naples, et j'avais apporté de quoi barbouiller pendant un mois. Mais cette fois encore un dieu jaloux, ou plutôt l'ineptie du docteur Fracasse, devait renverser mes projets.
J'aurais oublié la fatale ordonnance qui me comman­dait les bains d'Ischia, que la vue des podagres et des valétudinaires qui couvraient les chemins, aurait suffi pour me la rappeler. Des ordres furent donnés pour qu'on apportât chaque jour, de la source, l’eau nécessaire à mon bain. Ce transport qui se fait dans des espèces de barils est la principale occupation des indigènes.
- Et vous, Samuel, dis-je en entrant dans le liquide encore bouillant de sa chaleur naturelle, ne profiterez-vous pas de l'occasion pour guérir radicalement votre entorse?
Samuel est encore plus ennemi que moi de la faculté. Tout ce qui n'est pas aliment bien franc, pain ou eau claire, viande ou vin pur, le met en défiance. Il regardait ma baignoire d'an air piteux. Bien que je fusse habitué à le voir déclamer contre les moindres empiétements de la chimie sur la cui­sine, à repousser l'eau de Seltz comme une drogue, et l'infusion de violette comme un poison, sa répugnance me parut cette fois considérable. Et tandis qu'il soutenait contre Frédéric une thèse brillante sur l'inutilité des bains ferrugineux, je me sentis entraîner dans un courant irrésistible de méditations, comme tout homme qui se baigne. Je pensai d'abord an docteur Fracasse qui me faisait ces loisirs; et puis, par une succession naturelle d'idées, an doc­teur Bonasse qui m'avait tour à tour, en l'espace d'une visite, défendu et conseillé les eaux d'Ischia. Cette évidente contradiction chez le médecin le plus conséquent et le plus méthodique de la confrérie me frappa pour la première fois. Il est des choses pour lesquelles notre intelligence ne s'ouvre qu'à une certaine heure. Ce doute me fit insister davantage sur les souvenirs de cette visite. Et je me rappelai la dernière recommandation du bon docteur au mo­ment de nos adieux : - Promettez-moi d'aller à la poste aux lettres en arrivant dans l'île d'Ischia.
Samuel! m'écriai-je, avec le despotisme d'un malade qui est dans l'eau, prenez, je vous en prie, nos passeports, et courez à la poste. – Qui diable peut savoir que nous sommes ici ? murmura Samuel. – C’est égal ! S’il fait trop chaud, envoyez un commissionaire.
J’avais deviné. Le facchino rapporta une lettre. Elle avait plus d’un an de date et contenait ces mots :
- Mon cher ami, je n’ai pas voulu vous interdire les eaux préconisées par mon confrère, de peur d’arrêter vos préparatifs de départ, et de vous voir renoncer à un voyage dont la variété, la distraction, l’exercice et le grand air, vous guériront bien plus sûrement que toutes les drogues de la pharmacie. Cependant je suis convaincu que les bains d’Ischia, très salutaires pour un grand nombre de maladies, seraient au contraire funestes pour la vôtre qui tient plutôt de l’irritation que de l’atonie. Et maintenant que je ne crains plus de vous voir rester, puisque ma lettre ne vous sera remise qu’en Italie, je vous défends absolument de vous baigner. Votre tout dévoué le docteur Banasse.
A cette lecture, soit que l’eau minérale commençât réellement à m’incommoder, soit que la peur eût crispé mes entrailles, je fus pris d’un soudain évanouissement. On me transporta dans ma chambre où je passai la nuit sans dormir. Une grave indisposition me fit craindre un moment d’avoir perdu le bénéfice de trois mois de voyage et d’abstinence de tout médicament. un crêpe tomba sur mes yeux comme aux jours de Sirocco et, dans l’île enchantée qui la veille excitait mes transports, je ne vis plus qu’un rocher de malédiction.