Alfred Driou
Naples et les magnificences de son golfe, Limoges 1862
I A Madame la Baronne Fanny de Martiny
En mer, à bord du Philippe-Auguste, 16, 17 et 18 août 185...
Il est à peine une heure de nuit, mais croirait-on qu'il fait nuit? et déjà nous laissons derrière nous, à gauche toujours, Gaëte, la ville fondée par Énée, en mémoire de Cajeta, sa bienaimée nourrice, qui mourut et fut inhumée sur ces bords. Un peu plus loin, sur le rivage, près de Mola, voyez-vous cette tour antique, massive et carrée, qu'abrite un caroubier? C'est le tombeau de Cicéron, car c'est à quelques pas de là que le grand orateur tomba sous le poignard des sicaires d'Antoine. S'il faisait tout-à-fait jour, je vous dirais que c'est bonheur de contempler les bois d'orangers de Gaëte, son puissant chàteau-fort, clé du royaume de Naples, ses riantes maisons baignées par la mer Tyrrhénienne, et les femmes de la contrée, qui, à leurs costumes pittoresques, joignent de belles tresses de rubans mêlées aux nattes plus belles encore de leurs longs cheveux d'un châtain presque clair. Voilà un prodige! car, aux Italiennes des autres latitudes, la nature a donné la plus noire chevelure que puisse désirer une fille d'Eve.
Nous passons alors au travers de groupes d'îles bleuâtres dont l'aspect charme le regard. C'est d'abord Palmarola, c'est ensuite Zannone, puis Ponza, qui, comme des mouettes hardies, semblent défier l'agitation des flots. Voici venir ensuite Vandotena, l'antique Pandataria, qui recueillit les pleurs de trois illustres captives: l'impudique Julia, fille d'Auguste, le premier des Césars, condamnée à y vivre de pain et d'eau, afin d'éteindre, si possible, le feu trop ardent du sang vicié de sa famille; Agrippine, la vertueuse fille d’Agrippa et de cette infâme Julia, l'inconsolable veuve de Germanicus, qui, envoyée dans cet exil pour avoir rapporté à Rome les cendres de son époux empoisonné en Germanie par ordre du farouche Tibère, et l'avoir trop pleuré, s'y laissa mourir de faim; et enfin la douce et chaste Octavie, fille pure de l'impure Messaline, et de l'imbécile Claude, sœur du bon Britannicus, et, comme son frère, victime de l'odieux Néron dont elle était la femme. A Pandataria succède Ischia, s'élevant du sein des eaux en forme de cône bicéphale, formidable volcan dans les temps passés, aujourd'hui majestueuse et verdoyante montagne toute semée de blanches villas, de gracieux hameaux et de saintes chapelles. Viennent enfin Procida, heureuse et fière d'avoir été chantée par l'auteur des Méditations et des Harmonies, dans sa Graziella, et Capri que les cruautés, les débauches de Tibère et sa beauté rendent si fameuse.
Cependant, avant de franchir le canal qui sépare Capri d'Ischia et de Procida, enchaînées l’une à l'autre comme pour fermer le golfe de Naples, notre Philippe-Auguste longe la langue de terre que termine le cap Misène, et salue en passant.
D'abord l'acropole de la tant vieille Cumes, les ruines éparses à sa base sous les figuiers et les pampres sauvages, et l'antre béant de son antique Sibylle.
Le lac Avertie, autrefois si redoutable; l’Achéron, devenu le lac Fusaro; le village de Bauli, et les ruines de la villa d’Agrippine, l'incestueuse mère de Néron, placée sur le rivage de la mer Tyrrhénienne; les Champs-Élyséens, simples et nombreux tombeaux des soldats de la flotte romaine stationnant d'ordinaire dans le port de Misène.
Alors, doublant le Cap, où, d'après Virgile, Misène, le vaillant trompette de la flotte d'Énée, victime de la perfidie des flots, reçut la sépulture et donna son nom au Promontoire de Misène, ce n'est pas sans une surprise délicieuse que je vois, toujours à notre gauche, un golfe réduit aux proportions d'un grand lac, mais dont les contours sont gracieux, et les rivages peuplés de ruines magnifiques autant que de souvenirs fameux. C'est le golfe de Baïa, car la ville de Baïa décore de ses ruines les rampes orientales du bassin, ou bien le golfe de Pouzzoles, car Pouzzoles, assise sur sa marge occidentale, y produit de loin la perspective la plus ravissante.
Nous visiterons ces lieux jadis si enchantés, et maintenant comme frappés de malédiction, car les ruines sont là, debout, qui semblent dire, dans un langage inflexible, que tout passe ici-bas. C'est une chose digne de remarque que tous ces retiros, fameux dans l'antiquité par les voluptés, les divertissements et les plaisirs dont ils étaient le théâtre, Paphos, Gnide, Amathonte, Cythère, Baïa, Pœstum, n'offrent plus maintenant que stérilité, décombres, tristesse et douleurs. La terre n'y produit plus, l'air y est infecté, la malaria frappe sans relâche les habitants.
Je vous parle encore de cette apparition magique, que déjà nous sommes entraînés par le paquebot, et que nous perdons de vue Baïa, Pouzzoles et leur golfe. Nous entrons dans... celui de Naples. Oui, c'est bien lui! Le crépuscule règne encore; mais voici que j'avise, au loin, sur notre droite, comme un vaste brasier, qui ruisselle du penchant d'une montagne. On dirait de longs et fantastiques zig-zags de feu, sortant d'une fournaise. Une immense colonne de fumée s'échappe d'un cône gigantesque et s'élance dans l'air sous la forme d'un immense pin-parasol. Assurément, ce ne peut être que le Vésuve.
Nous touchons au but, car voici notre Philippe-Auguste qui s'élance à toute vapeur, comme un noble coursier aspirant au repos, dans une profondeur de mer qu'entourent de toutes parts, à des distances infinies, les plus gracieuses collines qu'il soit possible d'imaginer.
À gauche, ces merveilleuses ondulations du sol ne doivent être autres que les collines de Pausilippe.
A droite, ces autres collines, plus ravissantes encore et plus belles, sont bien certainement celles de Castellamare et de Sorrente.
Au centre, cette ville qui, depuis la base de l'amphithéâtre qui le porte jusqu'à son sommet, étale ses palais, ses dômes, ses châteaux-forts, et ses pyramides de maisons, c'est Naples.
A l'orient, là, le Vésuve, et à droite du Vésuve, Pompeïa! Enfin, à la gauche du volcan, Herculanum, Portici!
Quel spectacle grandiose!
A l'entrée du golfe, golfe immense comme Paris, notez bien, à l'entrée du golfe, comme une sentinelle avancée qui le garde et le protège, une île, mais une île fameuse s'il en fût, l'île de Caprée, l'île du tyran Tibère!
Et sur tout cela, d'abord l'aube qui blanchit, ensuite l'aurore qui écarte les voiles de pourpre et d'or de son palais, et enfin le soleil qui s'élance, comme un géant.
Je le répète encore: Quel spectacle admirable!
Hélas! Madame la Baronne, j’oubliais la Quarantaine! Mais on nous y fait penser! A peine dans le port, à peine enivrés de tout ce qui nous frappe, on voit notre grand mât s’envelopper du pavillon jaune, et le pauvre Philippe-Auguste, comme un paria, comme un lépreux, est chassé, contraint d’aller à l’écart, dans une anse de l’île de Nisita, près de Procida, près d’Ischia, à la pointe des collines de Pausilippe, et en face du golfe de Baia, sur lequel je moralisais tout-à-l’heure. C’est là que pendant dix jours, enfermés dans un affreux Lazaret, nous allons languir et nous étioler... En attendant, je termine promptement ce manuscrit, pour l’envoyer à terre, à la poste, car voilà le signal de la fuite, on a si peur de nous ! Il ne me reste plus qu’à vous offrir mes plus respectueux hommages, Madame, et à signer,
Le pauvre prisonnier, mais très chaleureux ami,