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Alphonse Kannengiesser

Souvenirs d’Ischia, 1883

(Casamicciola) Quand on parle de village on entend d’ordinaire une agglomération de maisons étroitement reliées entre elles et formant un tout complet et homogène. Cette conception ne peut guère s’appliquer à Casamicciola qui comprend trois parties bien distinctes, séparée l’une de l’autre par des jardins, des vignes et des bosquets et empreint chacune d’un caractère particulier. Les habitations sont partout disséminées, ce qui s’explique par la nature même du sol où s’élève la petite ville. En effet campé à la racine de l’Epomeo, cette immense échine qui partage l’île en deux versants, Casamicciola occupe tout l’espace compris entre le pied de la montagne et le rivage de la mer. Or les soulèvements et les éruptions volcaniques ont tellement bouleversé cette surface intermédiaire qu’elle se développe par mouvements brusques et saccadés, se gonfle en ondulations inégales, se creuse en vallons abrupts et sauvages. Sur un pareil emplacement il ne pouvait être question de la construction régulière d’une localité compacte et unie, et voilà pourquoi Casamicciola offre un aspect si pittoresque avec ses villas solitaires et ses quartiers détachés.

Lacco Ameno est un coin de terre que le Créateur a fait exprès pour ceux qui n’aiment pas les grands horizons. Figure-toi une rade semi-circulaire ouverte sur le côté septentrional de l’île d’Ischia. Les deux pointes formant les extrémités de ce croissant sont les derniers prolongements de deux contreforts qui s’appuient contre les flancs de l’Epomeo. L’Epomeo lui- même s’abaissant par gradations brusques et hardies se termine au fond de l’anse et son pied se confond en quelque sorte avec le sable doré de la grève. Ce paysage offre ainsi dans son ensemble une image assez exacte du théâtre antique. La pleine mer représente la scène où se mouvait les acteurs, la baie, l’enceinte réservée au choeur et à l’orchestre et le terrain qui s’élève par degrés à partir du rivage et constitue des couloirs superposés, donne une idée des gradins concentriques d’un vaste théâtre. Seulement ici les lignes sont naturellement plus mouvementées que dans un monuments d’art.

(Forio) J’avais très bien choisi le jour de ma visite à Forio. Une foule innombrable d’insulaires y était réunie: on célébrait en grande pompe la fête de Saint Vite le patron de la ville. Toutes les rues étaient pavoisées: de nombreuses guirlandes festonnaient les maisons; l’image du saint se trouvait suspendue à l’entrée des rues principales.
Nous n’avons pas une idée de l’enthousiasme qui anime ces populations pleines de foi lorsqu’elles célèbrent leurs fêtes réligieuses. La fête de S.te Restituta à Lacco, celle de St. Vite à Forio sont vraiment féériques.
A Forio l’affluence était extraordinaire. On éprouvait quelque difficulté à circuler au milieu de ces vagues humaines qui se pressaient dans les rues. Je parle de rue, pour être plus exact il faudrait substituer à ce nom ambitieux celui de ruelle. En effet dans cette ville toute orientale les rues les plus spacieuses ont à peine 3 mètres de largeur. Le coup d’oeil que présentait la foule compacte dans ces couloirs étroits était d’autant plus saisissant. Les insulaires étaient ornés de leur plus beaux atours. Il me faudrait l’ecrin étincelant d’une imagination de poète pour dépeindre les effets de lumière et de perspective produits par tous ces costumes bariolés que j’avais sous les yeux. A Ischia comme dans l’Italie du Sud en général on tient aux tons vifs et criards, à la juxtaposition des nuances les plus disparates. La couleur ou plutôt les couleurs du costume sont la plus haute expression de ce goût étrange.
Ce costume lui-même présente quelques particularités à noter. La femme a la chevelure enveloppée d’un foulard en soie qui retombe gracieusement sur ses épaules ou entoure la tête en forme de turban. A ses oreilles pendent des boucles d’or phénoménales dont les plus petites on de 12 à 15 cm. de long. Une robe sans ornement, une tunique serrée autour de la taille, une paire de sandales élégantes, et chez les riches 3 ou 4 chaînes de métal précieux supendues au cou constituent toute la toilette des Ischiotes. [...]
Pour atteindre ce sanctuaire il nous fallut d’abord sortir de cette foule toujours grossissante qui occupait toute la largeur des rues. On avançait très lentement. Mon habit français et la présence de mes deux élèves armés de leurs lorgnons excitaient au plus haut point la curiosité de ces bons insulaires. Des centaines de prunelles étaient sans cesse braquées sur nous de sorte que j’avais l’occasion d’étudier les types et le jeu des physionomies. Tout ce monde qui se mouvait autour de nous était gai et heureux. Les jeunes filles se promenaient par petits groupes et mettaient une certaine coquetterie dans leur démarche, leur maintien et le port de la tête. Les hommes avaient pour la plupart le chapeau orné de fleurs artificielles comme les conscrits de nos pays. Les plus huppés d’entre eux portaient une large cravatte multicolore qui crevait les yeux: les plissements significatifs de leurs fronts me faisaient comprendre qu’ils étaient propriétaires de plusieurs pièces de vigne et l’air hautain qu’ils affectaient venait amplement confirmer mes conjectures. Chez les vieux marins et les pêcheurs le bonnet phrygien rouge remplaçait le chapeau d’invention trop moderne. [... ]
Enfin, après bien des péripéties nous arrivons à St. Vite. A l’extérieur cette église est d’assez pauvre apparence; mais quel luxe au-dedans! Elle aussi, cette fille royale, est ornée de sa robe la plus éclatante! Les tentures de pourpre, les draperies d’or et d’argent recouvrent toutes les parois du sommet à la base de l’édifice. Les autels sont presque cachés sous les bouquets de fleurs, le parvis du sanctuaire est jonché des feuilles odoriférantes du myrte. Et la multitude est là qui repaît son imagination de toutes ces splendeurs, peut-être si peu conformes aux principes de l’esthétique! Tout cela reluit au soleil, que lui importe la philosophie! Des milliers de lampions ornaient la façade de l’église: sur la place attenante on organise un grand feu d’artifice. Cette esplanade domine une partie de la ville, de la montagne et de la mer et d’ici les innombrables flammes qui s’allument la nuit et qu’on verra scintiller sur tous les points, offriront un spectacle des plus imposants.