Home

précedent

.

Y. Lalande

Naples et la Campanie
Paris, 1954

(Les  îles) - Ischia et Capri pourraient être comparées à deux sœurs, princesses de même rang, belles toutes deux, mais dont l'une traînera toujours dans son sillage le plus grand nombre de courtisans et tant de cœurs vraiment épris.
Ainsi Ischia est la moins connue. Pourtant c'est ici que Lamartine choisit de vivre, avec sa femme, des semaines qui furent parmi les plus heureuses de son existence. Elle est, cette île, loin de la buée chaude de Naples, loin aussi de certaines exhibitions capréennes, le séjour d'été de vieilles familles napolitaines. Mais Ischia est-elle bien, en vérité, sœur de Capri ? Sa nature géographique est très différente. Prolongement de la presqu'île de Misène, phlégréenne et volcanique, elle porte à 789 mètres d'altitude la silhouette encore jeune, aiguë, de son sommet éteint, l'Epomeo, mais elle n'a pas l'aspect de forteresse qui est celui de Capri. Ses pentes aux lignes souples sont très fertiles et donnent un vin dont on dit qu'il est le sourire d'Ischia, l'une de ses richesses avec les eaux minérales. A l'est, la pinède et la plage s'étalent, à l'aise, et non sans grâce vers le seul monument historique vraiment saillant de l'île. La forteresse aragonaise élevée en 1438 a très belle allure, hissée sur un îlot de roc où vivent, de quelques vignes et quelques chèvres, deux ou trois familles de paysans, gardiennes des ruines de l'ancienne cathédrale où furent célébrées les noces de Vittoria Colonna.
L'île de Procida est une escale pleine de caractère, avec sa forteresse sur le flanc le plus abrupt. Dans le village du port, les maisons rosés et jaunes, très serrées sur elles-mêmes, sont creusées de curieux alvé­oles en demi-lunes.
Le rayonnement de Capri, le pouvoir qu'exercent ces deux fraîches syllabes sur les imaginations, ne proviennent pas seulement de la renommée d'un climat sans rudesse, d'un ensemble exceptionnel de beautés naturelles, mais peut-être davantage du caractère inaccessible de l'île et du mys­tère de ses gouffres colorés.
Le roc aux chèvres d'Ulysse porte haut sur la mer ses jardins, ses ruelles embaumées et son palais écroulé. La masse d'un gris bleuâtre du cap, à l'est de l'île, vient culminer à 354 mètres. Elle s'avance, redoutable, vers la pointe de la Campanella, qui lui fait face à l'extrémité de cette presqu'île sorrentine dont Capri se sépara aux premiers temps géologiques; dans un brusque effondrement, l'à-pic du saut de Tibère rejoint des fosses marines d'une extrême profondeur, communiquant à ceux qui viennent frôler le vide pour le mesurer du regard l'effroi des plus vertigineux abîmes. Des récits ajoutent à l'impression physique des pensées lugubres, car la légende nous dit qu'ici se déroulaient les exécutions sommaires ordonnées par l'empereur. Si Auguste découvrit en quelque sorte l'île, l'aima, échangea Ischia pour elle, et le premier fît bâtir en ces lieux un phare, tout ici est pour l'habitant « roba di Tiberio ». Tous les contes se tissent autour du visage épais, cruel de Tibère. Les dix années de sa triste vieillesse se sont passées sur le cap, dans un palais dont les modernes reconstitutions nous ont dit les splendeurs et dont les marbres épars dans l'herbe parlent toujours.
On peut encore toucher du doigt des voûtes, des murs d'une épaisseur colossale, suivre de l'œil l'étendue des fondations de ce qui fut sans doute la villa Jovis décrite par Pline. Les péristyles, les jardins en ter­rasses se succédaient sur soixante mètres de dénivellation, unis par de lumineux escaliers; au nord, dans un belvédère de quatre-vingt-douze mètres de long, se cachait l'exèdre où l'empereur reposait, à demi éveillé, surveillant le golfe de Naples.