Ch. J. Van den Nest
Naples et le Mont-Cassin
Souvenirs d'Italie
Anvers 1850
Une barque légère, poussée par de bons rameurs, nous faisait avancer avec la rapidité de l'éclair, vers la côte dentelée et escarpée de la charmante île d'Ischia. Celte petite étendue de terre, qui sépare le golfe de Gaëte du golfe de Naples, et qui n'est séparée elle-même de l'île de Procida que par un canal fort étroit, n'est qu'une seule montagne à pic, dont la cime blanche et effilée s'élève jusqu'au ciel. Ses plateaux les plus rapprochés de la mer, et inclinés sur les flots, portent des chaumières, des villas rustiques et des villages à moitié cachés sous les treilles de vignes. Chacun de ces villages a sa marine, c'est-à-dire, un petit port où flottent les barques des pécheurs de l'île, et où se balancent quelques mâts de navires à voile latine. Les vergues touchent aux arbres et aux vignes de la côte.
Toutes les montagnes environnantes proviennent des éruptions de l’Epomeo, majestueux volcan qui s'élève au milieu de l'île, et qui montre partout sa cime nue et ses flancs chargés de bourgs populeux. Sa base est minée par des ravins profonds, ombragés de hauts châtaigniers, et sur les coteaux inférieurs qui s'abaissent jusqu'à la mer, croissent ces vignes auxquelles on doit l'excellent vin blanc d’Ischia.
Les éruptions de l’Epomeo datent d'une époque fort ancienne. La première dont l'histoire fasse mention, remonte à 480 ans avant l'ère chrétienne. L'effroi qu'elle causa fut tel, qu'une colonie d'agriculteurs eubéens, qui s'y étaient établis, prirent la résolution d'émigrer. Rappelés par la fertilité du sol, ils en furent de nouveau expulsés par le volcan. Trois fois, de hardis colons tentèrent la même épreuve, constamment suivie des mêmes résultats. Enfin les Napolitains y prirent position et construisirent la ville d'Ischia que l’Epomeo renversa encore, en 1302. Une partie des colons s'échappèrent par mer, l'autre fut engloutie toute vivante dans la lave qui mit toute l'île en feu, pendant deux mois entiers. Tels étaient le charme et la richesse que présentaient le séjour et la culture d'Ischia que, quelques années après, les émigrés revinrent et s'y établirent pour la dernière fois; car depuis, le terrible volcan a calmé sa fureur, et dort comme un lion assoupi par la fatigue d'une longue lutte. Malheur à Ischia, si ce sommeil n'est pas éternel !
Mais à cette population, déjà si tristement éprouvée, étaient réservées de plus rudes épreuves encore. Alphonse d'Aragon, maître de Naples, après la défaite de René d'Anjou, craignant que l'affection des habitants de l'île d'Ischia ne survécût à la chute de la dynastie angevine, en bannit tous les mâles et força les veuves et les filles des victimes de la guerre à épouser des Catalans et des Espagnols pris au hasard dans son armée. Ce fut de la politique sans doute, mais plus odieuse que celle du meurtre, car le meurtre frappe et ne déshonore pas. Eh bien! Ce même prince a été surnommé le magnanime et en effet, il eut ses jours de candeur et de générosité. «Je veux que le peuple craigne pour moi et ne me craigne pas», disait-il souvent. Cette maxime ne fut qu’une vaine parole pour les habitants d’Ischia.
Les eaux de cette île sont renommées dans le inonde pour leur vertu médicale. Les propriétés hygiéniques de ces eaux ne sont pas les seules qui les aient signalées à la curiosité des touristes ou à l'analyse des savants. Leur usage donne lieu à des phénomènes qui méritent en tout point de fixer l'attention du physicien et du chimiste. Sous ce rapport, elles pourraient conduire à de piquantes et utiles découvertes.
La population de l'île compte aujourd'hui 25,000 âmes. Elle était beaucoup plus considérable avant l'éruption de 1302. Ischia est située sur un rocher de basalte de 600 pieds de hauteur, au sommet duquel se trouve la citadelle; elle compte 4,000 habitants. Sa situation est ravissante comme l'est du reste, celle de tous les bourgs, villages et hameaux de cette terre riante et fertile. Le costume des habitants est fort pittoresque : il consiste, pour les femmes, en un corset de velours. La chemise, plissée à petits plis sur la poitrine, est nouée sous leur cou; leur jupe est courte et de couleurs variées; leur coiffure a la forme d'un petit bonnet noir garni d'or, surmonté d'un voile épais posé à plat sur la tête. A Ischia, comme ailleurs, les hommes et les femmes commencent à abandonner ce costume national pour se rapprocher, chaque jour, de cette triste et ennuyeuse uniformité que des relations de plus en plus fréquentes tondent à imposer à tous les peuples. Là aussi on se met à adopter les frivoles ajustements de ces modes, qui changent aussi vite que les idées du peuple qui les donne à l'univers.
Ischia, l’Inarima de Virgile et d'Homère, et la Pythecusa de Pline et de Strabon, rappelle aux voyageurs plusieurs souvenirs historiques : c'est là qu'Enée débarqua en quittant la Sicile pour s'établir dans le Latium ; c'est à Ischia, que le dernier héritier d'Alphonse, dépossédé de sa couronne, vint chercher un refuge contre les armes de Louis XII. Murat forcé de quitter Naples, après les revers de 1810, vint à son tour chercher au même lieu un asile momentané; lui aussi, s'embarqua sur ce rivage pour demander à la France hospitalité et protection. Mais Napoléon, seul contre l'Europe entière, était alors réduit aux dernières ressources de la France épuisée. Murat, qui, par de faux rapports, comptait sur un parti en Calabre et principalement à Pizzo, vint, dans une simple chaloupe, débarquer imprudemment sur la place de cette dernière ville, accompagné, seulement, d'un aide-de-camp et de quelques hommes. Comme il montait la hauteur sur laquelle est bâtie la ville, il aperçut toute la population accourant à lui : il crut que c'était une manifestation en sa faveur; mais s'étant aperçu bientôt du contraire, il voulut fuir dans une plantation d'oliviers et descendre de là, par un ravin, pour regagner son canot et se sauver. Mais des soldats, envoyés le long de la plage, l'atteignirent, en ce moment, et le firent prisonnier. Murat vit alors le sort qu'on lui préparait; et, avec toute la bravoure qu'on lui a connue, il découvrit sa poitrine, commanda lui-même le feu, et mourut avec le plus grand courage. Ainsi finit celui qui, de simple soldat, s'était élevé à un rang suprême, et dont la chute fui aussi terrible que sa fortune avait été surprenante et rapide.
Ischia n'est pas la ville la plus considérable de l'île. C'est Foria, située sur un petit promontoire. Longtemps menacée par les pirates de la côte d'Afrique, cette cité, ainsi que les autres points du littoral, doivent, à la conquête d'Alger, la sécurité dont ils jouissent aujourd'hui.
De retour dans notre barque, nous cinglâmes, pendant une heure, vers le rivage de Procida, île habitée par une population d. quatorze mille âmes, dont les mœurs et les coutumes sont une imitation fidèle de ceux de la Grèce. Cette population se livre avec succès à un commerce fort étendu, et emploie un grand nombre de navires. Ses habitants passent pour les meilleurs marins de l’Italie.
A peine arrivés sur la rade, nous vîmes accourir une foule de jeunes filles dans un accoutrement pittoresque : robe courte, veste d'un vert sombre, galonnée d'or ou de soie, pieds nus. cheveux flottants sur les épaules ou noués sur la nuque, à l'aide d'un mouchoir aux couleurs brillantes; tel était l'ensemble de leur gracieux costume. Les unes tenaient une mandoline; les autres agitaient sur leurs tètes des tambours de basque. Elles chantaient en longues notes trainantes des airs marins, dont l'accent prolongé et vibrant avait quelque chose de plaintif. Elles attendaient le retour des barques de pécheurs.
Procida, petite place entourée de fortifications antiques, occupe une position avantageuse sur une pointe haute et fort escarpée du côté de la mer. De cette pointe, appelée Aleme, semblable à un piédestal antique, s'élèvent des roches garnies de petites demeures, basses et carrées.
Des toits plats, en forme de terrasses, des escaliers placés à l'extérieur, donnent aux maisons de Procida une apparence tout orientale qui s'accorde d'ailleurs avec la mise de ceux qui les habitent.
Le château qui, jadis, avait quelque importance, est aujourd'hui tout démantelé et sert de rendez-vous de chasse. Les tristes murailles de ce manoir rappellent à l'esprit le nom du cruel Jean de Procida, seigneur de cette île et principal auteur du fameux massacre de 1284, connu sous la dénomination de Vepres siciliennes. Jean de Procida, Gibelin fort attaché à la maison de Souabe, et brûlant de venger le sang de Conradin, trama ce triste complot contre Charles d'Anjou qui avait confisqué ses biens. Charles mourut bientôt avec la douleur d'avoir poussé ses sujets, par ses vexations et sa cruauté, à se livrer à cette violence extrême.
Remplis de ces tristes souvenirs de barbarie dont le moyen-âge nous a légué bien des exemples, nous détachâmes notre barque du rivage, et nous primes la direction de Naples. Déjà la nuit s'approchait et le calme du silence régnait sur la nature. Oh! si le jour n'est lui-même qu'une image de la vie: si les heures rapides de l'aube, du matin, du midi et du soir, représentent les âges si fugitifs de l'enfance, de la jeunesse, de la virilité et de la vieillesse : la nuit â son tour sera l’image de la mort. La mort! ne doit elle pas nous découvrir les splendeurs cachées du ciel, tout comme la nuit nous en étale les étoiles?...