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Ernest Renan


Caliban, 1878
Au lecteur[…] Cher lecteur, voyez dans le jeu qui va suivre un divertissement d’idéologie, non une théorie ; une fantaisie d’imagination, non une thèse de politique. Je l’écrivis, il y a quelques mois, à Ischia, le matin, quand les vignes se couvraient de rosée et que la mer était comme une moire blanchâtre. La philosophie qui convient à ces heures de repos est celle des cigales et des alouettes, lesquelles n’ont jamais douté, je pense, que la lumière du soleil ne soit une chose très douce, la vie un don excellent et la terre des vivants un bien agréable séjour.


L’Eau de Jouvence, 1881
Au lecteurAu mois d’août de l’année dernière, j’allai pour la troisième fois demander du soleil et de la vieille chaleur emmagasinée à mon cher volcan d’Ischia. Je trouvai tout comme je l’avais laissé deux ans auparavant. L’excellent Zavota m’avait réservé les mêmes chambres, la même terrasse. Sous mes fenêtres, les mêmes orangers, la même verdure intense, sortant d’un sol de cendre, les mêmes noyers, aussi beaux que ceux de Normandie, les mêmes fleurs, les mêmes cigales. Les mêmes… hélas ! Les pauvres petites bêtes, il n’est pas sûr que celles qui m’empêchaient de dormir, il y a deux ans, ne soient pas mortes aujourd’hui. Mais celles qui les avaient remplacées jouaient juste le même air. Une pareille identité de toutes parts me rappela aussi mes pensées d’il y a deux ans ; je me retrouvai en la compagnie de Shakespeare ; je me repris à vivre avec Caliban, Prospero, Ariel. Ces chères images se mirent à causer de nouveau entre elles dans mon esprit ; leurs dialogues me firent passer un mois fort agréable ; joints aux étuves de l’Epomée et à l’air pur d’Ischia, ils me délivrèrent à peu près des douleurs dont chaque hiver a coutume de ramener pour moi les vives étreintes. […]


Paris-Ischia, 15 agosto 1883: journal pubblié au profit des victimes d’Ischia)
J’ai passé, à trois reprises différentes, en cette terre (Ischia), quatre ou cinq des mois les plus heureux de ma vie. Je fis connaissance avec elle en 1875, à la suite d’un voyage en Sicile, qui m’avait exténué. J’y trouvai tant de plaisir que j’y revins deux fois ensuite; j’y ai écrit la plus grande partie de mes Souvenirs. Ce qui caractérisait ce cher Ischia, c’était le calme absolu. La race est douce et souriante. Sans une goutte d’eau courante, c’est frais et vert comme en Normandie. Les perfidies de la nature sont sous terre. Les eaux, en travaillant intérieurement ce tas de cendres, y creusent des vides, qui amènent ces effondrements. Une lettre que j’ai reçue de l’éminent peintre M. Palizzi, avec qui j’ai passé de si bonnes heures à Ischia, m’apprend qu’aucun de nos hôtes et de nos amis n’a péri. Mais la maison où je me suis si doucement reposé n’est plus qu’un monceau de ruines; è tutta diroccata. Elle dominait Lacco presque perpendiculairement. Toute la nuit, on entendait le chant des gens de Lacco, réunis dans les églises ou sur le toit des maisons. Mais, durant la chaleur du jour, on n’entendait que le chant des cigales. Pauvre Ischia! je demande à quiconque veut faire une bonne oeuvre de donner ce qu’il peut à cette population si cruellement éprouvée.